De Aquaeductu Urbis Romae – Bulletin n° 32 – Frontin
“De Aquaeductu Urbis Romae” (Des aqueducs de la ville de Rome)
par Sextius Julius Frontinus (dit Frontin), curateur des eaux de la ville de Rome
Les méthodes de la maintenance moderne décrites dans un ouvrage… datant de 1900 ans!
Le contexte
Rome, à la fin du Ier siècle.
Il n’y a plus assez d’eau pour cette ville de beaucoup plus d’un million d’habitants, ni pour boire, ni pour laver, ni pour rincer les égoûts qui sentent mauvais, ni même pour lutter contre l’incendie, comme on l’a vu au temps de Néron. L’impéritie de Domitien n’a rien arrangé. Le peuple gronde.
Les 9 aqueducs existants, pourtant d’une capacité maximale totale d’un million de mètres-cubes par jour, et dont quatre font environ 80 kms de long, ne suffisent plus. Il est envisagé de construire un aqueduc allant chercher l’eau encore plus loin.
Nerva, un excellent empereur, dont le règne fut malheureusement trop court (96 à 98 après J.C.), entreprit une remise en ordre générale de l’empire Romain, continuée plus tard par le successeur qu’il se choisit, Trajan.
Pour la remise en état de la distribution d’eau, il choisit un homme de premier plan, ayant exercé des fonctions de préteur, puis de général, et enfin de gouverneur de la province d’Asie Mineure: homme à poigne, intelligent, et en plus de bonne culture scientifique, Sextius Julius Frontinus (que nous appelons maintenant Frontin), de la « gens » Julia (donc apparenté à Jules César). Il le nomma curateur des eaux, exerçant non seulement la responsabilité générale de l’adduction et dee la distribution d’eau, mais ayant également le statut de magistrat, doté du pouvoir d’infliger des amendes colossales à ceux qui détournaient ou polluaient l’eau.
Pour rétablir la situation, Frontin appliqua toutes les méthodes de l’exploitation et de la maintenance moderne (à l’exception, quand même, de la gestion informatisée…). Il retraça son expérience dans un livre, dont il écrit qu’il le destinait avant tout à n’être que son aide-mémoire, mais qui pourrait éventuellement aider son successeur. En fait, ce texte fut utilisé et recopié à travers les siècles, puisque huit manuscrits, recopiés au Moyen-Age, sont parvenus jusqu’à nous. Plusieurs traductions en ont été faites, dont la plus récente est celle de Pierre GRIMAL (1961 – Editions « Les Belles Lettres » – 61 bd Raspail, Paris).
Le prologue du livre
Ce prologue mériterait d’être appris par cœur par tous les hauts fonctionnaires placés à la tête de grandes entreprises dont ils ignorent tout, pratique dont on a vu les résultats… et dans laquelle, hélas, nous persévérons : les exemples récents sont dans tous les esprits. Il pourrait s’intituler : « Connaître le métier, mon premier devoir ». Mais citons :
« Toute fonction déléguée par l’Empereur exigeant un soin particulièrement attentif… et ma consciencieuse honnêteté m’incitant non seulement à remplir avec zèle la fonction qui m’est confiée, mais encore à m’y passionner, maintenant que Nerva Auguste… m’a chargé de l’administration des eaux, qui intéresse autant que l’utilité, l’hygiène et même la sécurité de la ville… j’estime que mon premier et principal devoir est, comme cela a été ma règle dans mes autres activités, de connaître à fond ce que j’ai entrepris (primum ac potissimum existimo… nosse quod suscepi) ».
Frontin ajoute qu’il n’y a pas de meilleur outil que cette connaissance pour l’aider à prendre les bonnes décisions ; et que s’il ne l’avait pas, ce serait ses subordonnés qui auraient l’initiative, et qu’il n’avait pas été mis à ce poste pour cela.
La connaissance des installations
Frontin décrit d’abord les installations, dont les neuf aqueducs, depuis l’ « Appia », construit depuis l’an 312 avant J.C. et d’une capacité de 73.000 m3/jour, jusqu’au plus récent, l’ « Ano Novius », construit en 52 après J.C., d’une capacité de 190.000 m3/jour, dont il décrit avec enthousiasme les caractéristiques. Citons :
« Le conduit de l’Ano Novius atteint 58.700 pas, dont 49.300 en canal souterrain et 9.400 en ouvrages au dessus du sol… Et plus près de la ville… 6.491 pas sur des arches. Ce sont des arches très hautes, qui s’élèvent, en certains endroits, jusqu’à 109 pieds. Aux masses si nombreuses et si nécessaires de tant d’aqueducs, allez donc comparer les Pyramides, qui ne servent à rien, ou encore les ouvrages des Grecs, inutiles mais célébrés partout ! »
Appliquant ses principes, le premier soin de Frontin fut de parcourir toutes les installations, pour connaître en particulier celles exigeant le plus de frais d’entretien. Ceci lui prit pas mal de temps (environ 600 kilomètres à faire !), et lui permit de découvrir beaucoup de choses. Comme il ne pouvait être question de passer son temps à refaire cette tournée, il eut l’idée d’inventer la documentation technique, en dressant les plans des aqueducs « avec cet avantage que je puisse avoir en quelque sorte la situation sous les yeux, et prendre des décisions comme si j’étais sur place ».
La distribution de l’eau était conçue selon une logique radiale : chaque aqueduc alimentait un château d’eau principal, d’où partaient, par des orifices calibrés fixant les débits, les départs vers plusieurs châteaux d’eau secondaires, qui alimentaient à la suite les fontaines publiques (dans un souci d’égalité et d’économies, les distributions privées étaient interdites). Les trop-pleins des châteaux d’eau alimentaient les égoûts de la ville. Des bassins de décantation et des fltres à sable assuraient la clarification de l’eau
Frontin entreprit des campagnes de mesure, qui lui firent découvrir un nombre incalculable de fraudes, dont celle de l’alimentation clandestine de domiciles privés. Il standardisa les orifices calibrés en 25 diamètres, stockés dans des magasins de rechange. Il les fit exécuter en bronze, métal le plus dur de l’époque, sous forme de longs ajutages, pour résister aux petits malins tentés de les évaser pour accroître le débit de leur fontaine…
La gestion et la maintenance des ouvrages
L’entretien de chaque aqueduc était affermé à un concessionnaire, avec obligation de moyens humains (un nombre précis d’esclaves était exigé), et contrôlé par l’administration ; la distribution intérieure était gérée directement, avec le personnel d’Etat, chargé de la maintenance et de la mise en place d’alimentations de secours en cas d’incident Bien entendu, les usagers qui détournaient l’eau, ou la souillaient, étaient sévèrement sanctionnés : la technique de détection était celle d’inspections faites à l’improviste.
Frontin découvrit rapidement que le personnel d’Etat était régulièrement employé à tout autre chose qu’à sa tâche, ce qui l’incita à établir une programmation quotidienne des travaux, en créant un journal des tâches quotidiennes, définies par écrit la veille au soir, et enregistrées le lendemain par écrit.
Il en découvrit aussi la cause : le précédent Empereur, Domitien, manquant d’argent, mettait dans sa poche les redevances perçues pour l’usage de l’eau, en laissant les agents se débrouiller ! Il obtint de Nerva la restitution de ces redevances, et fixa les règles de leur utilisation.
Le bon fonctionnement des ouvrages était atteint par les dégradations volontaires, l’action des éléments, ou les malfaçons d’exécution « qui arrivent surtout aux ouvrages plus récents ». Frontin fut guidé par le concept de la maintenance préventive « avant que ne soient nécessaires de grandes réparations ». Les décisions étaient prises, pour répartir les travaux : ceux à exécuter immédiatement, ceux à différer, ceux à effectuer par le personnel propre, ceux à sous-traiter. La partie aérienne des aqueducs demandait beaucoup d’entretien ; les parties souterraines étant mieux protégées (la fontaine Trévise à Rome est toujours alimentée par un tunnel creusé à cette période). Il fallait aussi détartrer les conduits, réparer leur revêtement étanche, renforcer les piliers d’aqueducs en tuf friable, etc
Les grands travaux étaient programmés à l’avance, au printemps ou en hiver, pour ne pas être effectués, ni par temps de gel, ni par forte chaleur. La continuité du service de l’eau pendant les travaux était assurée, par exemple par des tuyaux en plomb contournant la partie en travaux.
Frontin découvrit même en fait le concept très récent de la maintenance « proactive », qui vise à supprimer à la source les causes des détériorations. Constatant ainsi les dégâts causés par les racines des arbres sur les piliers des aqueducs, qui en outre entravaient le libre accès des équipes de maintenance, il fit prendre par le Sénat un senatus-consulte demandant aux voisins des ouvrages d’éradiquer, sous peine d’une forte amende, toute végétation sur une distance de quinze pieds de part et d’autre des ouvrages.
Pour Frontin, il valait mieux prévenir que guérir. En ce qui concerne les fortes amendes imposées par la loi : « ceux qu’a trompé une négligence longtemps continuée doivent être rappelés doucement à la règle… A l’avenir , je souhaite que l’exécution de la loi ne soit pas nécessaire : mais les devoirs de ma charge doivent être exécutés, même au prix de mesures de rigueur ».
Les résultats
Frontin appliqua les principes de la maintenance moderne : la bonne gestion budgétaire, la documentation technique, la standardisation des équipements, l’entretien préventif, la programmation des travaux quotidiens aussi bien que ceux des grands arrêts annuels, la répartition du travail entre personnel propre et sous-traitants, les inspections et contrôles périodiques ou inopinés, et même la maintenance proactive.
Il lui restait à démontrer, avant la TPM des Japonais, que la maintenance peut être totalement productive, ce qui fut fait. En effet, par son action d’entretien des conduites, de lutte contre les fuites et détournements, l’abondance revint aux fontaines romaines, pour la plus grande satisfaction du peuple. Frontin fut très fier de deux autres résultats: l’eau devint si abondante que les égoûts en reçurent une part suffisante, ce qui supprima la puanteur des bas quartiers de Rome ; et en ce qui concerne la productivité financière de sa maintenance, elle eut pour effet de ne plus rendre nécessaire l’investissement considérable du dixième aqueduc, un instant envisagé.
G. Neyret